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4 mai 2014 7 04 /05 /mai /2014 15:15

Jean-Pierre Boulic

Je vous écris de mes lointains

Editions la part commune

Isbn : 978-2-84418-260-9

Prix 13 E

«  Je vous écris de mes lointains » titre Jean-Pierre Boulic. Tout poète conséquent , à un moment donné de sa vie et de son écriture , sauf s’il est un de ces « poètes du dimanche » que croquait avec  tendresse René-Guy Cadou ou un de ceux qui mettent «  poète » derrière leur nom dans l’annuaire des téléphones comme le raillait avec cruauté Aragon, est « obligé » de s’interroger sur les causes et les finalités de son écriture . C’est ce que fait Boulic, au bout de plus d’une dizaine de recueils, en authentique , donc conséquent , poète qu’il est .

« J’écris. Mon langage frémit jusqu’aux entrailles. J’écris la vie du verbe. J’écris ma contemplation  de l’être, une explication de ma relation au monde, simplement la rencontre de l’être ensemble » dit-il. Il aurait pu dire «  j’écris le verbe de la vie », car, à ce niveau-là de l’écriture, vivre et écrire , écrire et vivre sont une même chose . Boulic, de ses lointains , écrit au plus près de ce qu’il ou de la conscience qu’il a d’être, l’écart entre ce qu’il est et la conscience qu’il en a étant, justement,  le lieu de l’écriture, l’espace, la béance.  «  Ecrire la voix de l’âme nécessite d’aller vers le silence, son silence, dans l’expérience du murmure de la source intérieure, par-delà les difficultés de l’existence » . C’est vous dire que si l’ambition de Boulic est grande , cherchant à relier , à travers ses textes , ce qu’il est au plus profond de lui à ce qui donne sens à l’existence . Il l’annonce, d’ailleurs, dès l’ouverture  de ce recueil de cinquante courts textes : «  J’en appelle à l’encre du ciel, au sang des étoiles…sur cette terre où tout n’existe que par le langage et l’expérience d’un cœur à cœur ». Poésie empreinte de spiritualité donc, mais quelle poésie authentique n’en est-elle pas empreinte ? «  L’exercice du poème se borne à traduire sans confusion une parole juste : celle qui se veut reflet des paysages intérieurs où sédimente l’expérience de l’homme au sein du cosmos  ».  Cet exercice, ambitieux s’il en  est, pourrait, s’il n’était maîtrisé, nous entrainer  vers une poésie métaphysique à l’expression grandiloquente. Pour notre bonheur, c’est tout l’inverse. Ce retour à l’essentiel est fait par la contemplation de la réalité dans ce qu’elle a de plus simple, de plus quotidienne .  Il nous l’énonce,   d’ailleurs : «  Contempler et vivre la réalité de la vie. Vivre, c’est voir que l’instant présent est réel » .C’est à une conversion du regard que nous invite Jean-Pierre Boulic, un réapprentissage pour mieux voir. Boulic est un Cadou qui aurait lu Theilhard de Chardin, un mystique donc .Mais il cultive son mysticisme comme on imagine que certains moines entretiennent un «  jardin de simples », dans l’effluve de quelques herbes médicinales.  «  Voici que le plus simple d’entre nous s’émerveille d’avoir tenir entre  les mains un bouquet de jonquilles » a écrit quelque part Cadou. Voici que Boulic,  le plus simple d’entre nous,  s’émerveille en même temps qu’il nous émerveille car «  Quand la parole répand son souffle étonné, levant les yeux sur toutes choses,  surgit en vérité le temps de la poésie ». Si le questionnement et l’étonnement sont la source de la philosophie, l’émerveillement est bien , lui, la source de toute poésie . Oui, « Il faut prendre la poésie au sérieux. Le poème n’est pas un prisme. La poésie ne déforme pas la réalité. La poésie est ». Jean-Pierre Boulic nous invite,  avec humilité , à ce salvateur retour aux sources .

AJL pour le web-magazine " Recours au poème"

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4 mai 2014 7 04 /05 /mai /2014 12:15

Gabriel Arnou- Laujeac

Plus loin qu’ailleurs

Préface de Maram Al-Masri

Editions du Cygne

Prix : 10 E

L’élégie est un genre qui se fait rare dans la poésie contemporaine française et il faut une certaine audace à Gabriel Arnou-Laujeac pour aller ainsi à contre-courant dans ce long poème en prose qu’est son premier recueil Plus loin qu’ailleurs. Le titre annonce bien l’intention de l’auteur : « Je t’emmènerai où s’exilent les peuples du vent, loin du troupeau désespérant, loin de ses diables inhumains et de ses dieux trop humains ».Cet ailleurs n’est pas une utopie, il a un lieu, même si c’est «  en ce lieu sans adresse », celui où demeure ce que d’aucuns ont pu appeler « l’amour fou ».  Mais ce n’est pas du côté de Breton qu’il convient d’aller chercher les références de Gabriel Arnou-Laujeac. Celui-ci nous parle, en fait, d’une expérience métaphysique,  certains diraient mystique ; celle de l’Amour absolu, vécu à la fois charnellement et spirituellement : « Jaillie à vif d’une flamme virginale, la passion nous prend tout entiers dans son souffle animal : les étincelles du soleil parcourent nos corps au galop dans un fracas d’océans ».  Cette expérience vécue ici-bas est ressentie comme le seul moyen d’échapper à la bassesse du monde. «  Quels amants n’abritent point, au saint-des-saints de leur corps entremêles, la mémoire d’une plénitude à faire renaître ? »  écrit-il, nous faisant entendre que nos corps sont des « Temples » et que seul l’amour vrai rend libre, permettant ce « retour » à l’unité, à la plénitude.

«  Par-delà ce quotidien trop étroit pour nos ailes existe un lieu vers l’étoile idéale, et c’est là que je t’emmène : vers la clarté. Viens. » «  Je t’emmènerai loin, plus loin qu’ailleurs, à l’intérieur, mourir à ce monde inversé ».

D’autres avant lui, et non des moindres, ont tenté de faire comprendre et ressentir cette expérience de l’amour, de nous parler de ce «  lieu sans adresse » où l’amour humain se confond ave l’amour divin. Ils ont pour nom Hâfez, Rûmi, et plus près de nous Tagore et son «  Offrande Lyrique ».

Mais  un jour,  l’amour que l’on croyait unique, s’éteint et «  L’amour borde une dernière fois votre lit et vous donne le baiser du grand soir. Pourquoi ? » . Au-delà de la désespérance et de l’exil intérieur, « il faut tenter de vivre » comme l’a écrit un autre poète. Reste alors pour se retrouver à se fondre dans la Création,  ce « grand-tout » dont chacun de nous est une parcelle. Reste alors l’invocation : « J’invoque le sceau du ciel qui est un Souffle, un Souffle indomptable, un Souffle qui traverse, purifie, ressuscite tout ce qu’il enlace au gré de sa danse insaisissable ».

Cette quête de l’Absolu et d’éternité est servie par une écriture rare dans la poésie contemporaine occidentale. Exigeante, fluide et pure,  son lyrisme même, paradoxe d’apparence, dénude les mots pour les porter à l’incandescence. Sa langue s’adresse avec force à l’intelligence du cœur, celle qui nous fait échapper aux contingences de notre siècle .

« Il reste l’écho du silence qui s’élève à contre-nuit, pour que sonne et résonne la promesse du retour, au creux des âmes apatrides qui savent n’être point d’ici, ni d’ailleurs, et encore moins de maintenant ».

Merci à Gabriel Arnou-Laujeac de ce texte lumineux, aussi intemporel qu’universel, qui fait de lui ce  contemporain sans âge, sachant, par-delà le temps  et l’espace, s’adresser à ce que l’humain a de meilleur et de plus haut en lui.

AJL

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3 mai 2014 6 03 /05 /mai /2014 15:19

Marie Huot

Douceur du cerf

Editions al Manar

Isbn 978-2-36426-024-5

Peix : 15 E

Marie Huot , bien que remarquée par le Prix Jean Follain et le Prix Max Jacob , poursuit son œuvre dans la discrétion . Comme Jean Giono avait écrit Naissance de l’Odyssée , c’est , d’une certaine manière un « retour à Ithaque »  , à la rencontre d’un grand-père marin mythifié qu’elle nous invite  , mais le propos est double , puisqu’en fait , de  poème en poème, c’est sur l’océan de l’imaginaire de Jean Giono qu’elle nous entraine .

En trente-deux escales,  c’est tout l’univers poétique de Jean Giono qui apparaît dans la brume , puisque on y croise Antonio et Clara  du Chant du monde ( Si une tempête arrache quelques pages/ Antonio et Clara/ un instant boiront la tasse… ) , Bobi de Que ma joie demeure ( La nuit on lui voit une foudre entre les épaules..) des cavaliers qui sont forcément ceux de l’orage et quelques autres personnages de Giono dont je laisse au lecteur le plaisir de les rencontrer , comme celui-ci :

J’ai oublié le nom du joueur de cartes

Il l’a fait glisser par-dessus bord

Il a une façon si magique

d’agiter ses mains

on croit que ses doigts plantent des graines dans le ciel .

Si ma mémoire est bonne , il arpentait Les grands chemins à la poursuite d’un horizon sans plafond…

Cet exercice de style,  car c’en est un, aurait pu être fait de redondances ou pire de commentaires, de manière besogneuse. C’est tout l’inverse. C’est plus à une œuvre  de distillation que s’est attachée Marie Huot. Se servant de l’univers de Giono comme matière première, elle l’a fait passer aux trois étapes du grand œuvre alchimique,  le ramenant aux cendres de l’œuvre au noir pour le faire passer à l’incandescence de  l’œuvre au rouge.

Quant au cerf  dont Marie Huot fait l’éloge de sa douceur, c’est, bien sûr , celui qui court librement sur les plateaux de Que ma joie demeure et dont la seule présence charnelle au monde signe la joie d’être :

être est fragile

être tremble sous la peau des biches

être s’amenuise

mais sur être on peut construire une joie.

A moins que ce ne soit,  plus inconsciemment peut-être, celui de ce long poème de Jean Giono , Le cœur-cerf.

J’avais déjà eu l’occasion de dire le caractère enchanteur de l’écriture de Marie Huot, à l’occasion de la sortie de son précédent recueil Une histoire de bouche chez le même éditeur, Alain Gorius, dont il faut souligner l’exigence tant sur le fond que sur la forme de ses publications. Ce caractère enchanteur est renforcé par le travail de Diane de Bournazel qui a, comme on le fait au henné dans la main des femmes de l’autre côté de la Méditerranée, tatoué dans les lignes de vie de Marie Huot l’imaginaire de Giono.

Je ne sais, si, comme l’écrit Marie Huot son grand-père a emporté avec lui un peu de sa joie d’être, mais, avec la complicité de Diane de Bournazel et d’Alain Gorius, elle nous a rendue quelques graines de joie ; comme Jean Giono le fait dire au professeur d’espérance qu’est Bobi, «  ma joie ne demeurera que si elle est la joie de tous », aussi, permettez-moi de partager avec vous la joie que m’a procurée cette lecture .

AJL

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17 décembre 2012 1 17 /12 /décembre /2012 09:55

Depuis le mois de Juin , le microcosme de la poésie, je veux dire ce que la poésie , qui ne saurait être réduite à cela, compte d’auteurs plus ou moins reconnus, d’éditeurs , d’organisateurs d’évènements, d’institutions , a été agité , par divers mouvements et réactions. Ce fut d’abord , en début d’été une pétition , lancée par certains, que Jean-Luc Godard appelait les « professionnels de la profession » , contre une réforme souhaitée par la direction du Centre National du Livre ; réforme dont, au demeurant,  nul ne sait ce qu’elle recouvrait , sinon que le budget de subventions alloué à la poésie n’était pas remis en cause , puisqu’elle n’a pas eu le temps d’être présentée avant qu’elle ne soit rangée dans les cartons … Et l’été passa et la vaine polémique s’éteint  quand l’automne vint . C’est alors que le ciel s’assombrit et que la foudre tomba .Dans un appel « au secours » , à la fois désespéré et pathétique , Jean-Pierre Siméon , le directeur artistique du « Printemps des poètes » apprenait à la planète « poésie » , deux choses :d’une part  que le Ministère de l’Education Nationale  amputait la subvention qu’il accorde depuis des années de soixante-mille euros, d’autre part  que ce manque de soixante-mille euros remettait en cause l’existence même du prochain «  Printemps des poètes » ;  De plus , il  invitait  tous celles et ceux qui aiment la poésie à écrire à Monsieur le Ministre de l’Education Nationale pour qu’il rétablisse sa part de subvention. Depuis, des milliers et des milliers de personnes ont envoyé cette lettre à M. Le Ministre de l’Education Nationale. J’espère que les signataires, prompts à pétitionner en Juin, ont tous répondu à cet appel … Depuis, de nombreuses «  personnalités » du monde poétique ont écrit. Depuis,  les réseaux sociaux se sont mobilisés et ont recueilli, eux aussi, des milliers de signatures. Pour l’instant, en vain. Le Ministère de l’Education Nationale fait la sourde oreille…D’aucuns, rêvant sans doute d’un « grand soir » de la poésie en sont à envisager de défiler derrière des banderoles. D’autres encore s’apprêtent à créer un « syndicat des poètes » …Et l’hiver arrive, temps de la réflexion, avant que les forces de la vie ne germent à nouveau et qu’éclose le Printemps.

Que penser de tous ces évènements ?

Tout d’abord que le Conseiller de Monsieur le Ministre de l’Education Nationale a fait faire à Vincent Peillon, éminent philosophe qui connait la fonction primordiale de la poésie , qui est de contribuer à « ré-enchanter le monde » , de redonner du sens et de l’espérance, de réveiller le rêve ( Qui a dit qu’il voulait « réveiller le rêve français » ?) et dont l’engagement en faveur de la poésie ne saurait être , à priori, remis en cause , plus qu’une erreur comptable . Il lui a fait faire une vraie « Faute » politique . Connait-il, celui-là, la petite école de Louisfert , où pendant des années, le « hussard noir de la République » qu’était l’instituteur René-Guy Cadou , après avoir « enseigné » toute la journée à des enfants de paysans à lire, écrire et compter, repoussait ces cahiers d’écoliers qu’il venait de corriger , pour écrire une des plus grande œuvre de la poésie française du vingtième siècle , œuvre d’ailleurs apprise dans les écoles ? Sait-il, celui-là , que l’association «  Le printemps des poètes » a implanté , avec le soutien de la Fédération Nationale des Collectivités pour la Culture , la poésie au cœur de la vie citoyenne, dans trente villes  et villages français, en leur accordant le label, inventé en 2011, «  Villes et villages en poésie » ? Ignore-il que cette même association, ses responsables et son personnel , compétent, créatif et entièrement dévoué à la promotion de la poésie, organise , chaque année , avec l’Office central de la coopération à l’école , des stages destinés aux enseignants , et décerne le label «  Ecole en poésie » . Mésestime-il le rôle de reconstruction du lien social , qu’à travers les milliers d’évènements , organisés chaque année dans le cadre du «  Printemps des poètes » , celui-ci joue ?

Certainement ! Il faut donc conclure que «  la poésie » n’est pas au programme de l’Ecole Nationale d’Administration, ce qui est dommage et dommageable.

Ensuite, que le «  Printemps des poètes », « invention » heureuse de quelques personnalités du monde de la culture , dont un politique « éclairé » connaissant , lui, la fonction sociétale des symboles et de la fête dans toute société , dont il ne vient à l’idée de personne qu’il disparaisse , ne saurait dépendre seulement des fluctuations budgétaires de quelque ministère que ce soit , ni des orientations politiques de tel ou tel gouvernement . La poésie  appartient à tous : poètes, éditeurs, comédiens, organisateurs d’évènements poétiques le plus souvent bénévoles , enseignants, libraires , lecteurs et surtout au public, ce public , issu de tous les milieux socio-culturels , qui se compte par centaines de milliers de personnes ,qui assistent et participent aux plus de dix-mille évènements organisés au printemps mais , préparés et coordonnés toute l’année par l’association «  Le printemps des poètes » . Certes, la poésie , dans son ensemble , est économiquement très fragile et ne saurait se passer des subventions publiques , que ce soit celles des collectivités territoriales  ou celles, nationales , des différents ministères . C’est , effectivement, essentiellement grâce à deux événements que la poésie a retrouvé  droit de cité . L’un , précurseur , créé il y a trente ans , Le Marché de la poésie, qui a su fédérer , à sa manière , tous ceux qui participent à la création , édition  et diffusion de la poésie en France, l’autre, le «  Printemps des poètes » qui a su rassembler sous sa marque, devenue elle-même un  «  label » , les milliers de bonnes volontés créant et animant des événements poétiques , en transcendant les clivages qui marquent ce milieu. Mais suffit-il que  toutes celles et ceux-là pétitionnent et manifestent ? Certes, il faut le faire,  pour que les pouvoirs publics maintiennent et même augmentent leurs soutiens et leurs aides. Le monde poétique ne saurait se contenter d’un statut d’assistanat.  Souvenons –nous de l’origine du mot poésie : « Poïesis » : Faire .

Enfin, qu’il faut «sauver le printemps des poètes » en ne laissant pas l’association qui l’anime et le coordonne dépendre du «  bon ou mauvais vouloir des gouvernants ». Si la poésie est, par excellence, acte de partage gratuit, sa diffusion, sa promotion, sa propagation ne sauraient  mésestimer le rôle de l’argent pour ce faire . Sauver «  Le printemps des poètes »  c’est donc donner à l’association qui le gère et l’anime, des moyens financiers. C’est en mobilisant tous celles et ceux qui, à quelque titre que ce soit, aiment la poésie, que cela peut se faire. L’association «  Le Printemps des poètes » a besoin de mécènes !  Que tous ceux qui ont, un jour,  participé, à quelque titre que ce soit au « Printemps des poètes » y aillent de leur obole, même modeste, surtout si elle est modeste. Que tous ceux qui ont bénéficié de son soutien en voyant leur travail «  labellisé  »  aient quelque reconnaissance. Que tous ceux qui aiment la poésie fassent un geste de générosité, en faisant honte aux épiciers du cœur. L’association « Le Printemps des poètes » n’a pas besoin de charité mais de solidarité, en actes, c’est-à-dire  en espèces « sonnantes et trébuchantes »

Revenons à l’essentiel : la poésie vous aide à vivre ? Aidez-le « Printemps des poètes » à vivre..

Que la poésie vous garde…

AJL 6 Décembre 2012

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19 juillet 2012 4 19 /07 /juillet /2012 16:27

 

L’atelier des poètes.1

Que la poésie vous garde

La poésie est comme la mer, toujours recommencée, qui dépose, à chaque marée, des recueils de poésie comme autant de vagues singulières, furieuses ou douces , en colère ou sentimentales , lyriques ou sobres, c’est selon la saison . En ce printemps deux mille douze, la marée est abondante et variée. Tout d’abord, « Orphée » nous revient des enfers … Chacun se souvient de cette « folie » éditoriale qu’avait été cette collection de poche entre mille neuf cent quatre-vingt neuf et mille neuf cent quatre-vingt dix-huit. Près de deux cent vingt recueils avaient jalonné cette aventure audacieuse et ambitieuse. Les éditions de La Différence , toujours aussi exigeantes , ont confié de nouveau au même Claude-Michel Cluny  la direction de la collection. Et celui-ci a repris son travail d’explorateur et de défricheur, avec la même rigueur et le même enthousiasme . Tandis que sont réédités Anna de Noailles, Federico Garcia Lorca, Adonis, ce pêcheur de perles en a trouvé deux pour inaugurer ce relancement : Ulysse brûlé par le soleil de Frederic Prokosch  et Sur la terre comme en enfer de Thomas Bernhard. . Si l’on connaissait de ces auteurs l’œuvre romanesque, peu avaient pu goûter la saveur de leur poésie. Bien que la lecture des romans du premier nous ait donné à voir que la fibre poétique y était essentielle, jamais elle ne s’était exprimée avec autant de lyrisme exacerbé. S’élève de ces pages un chant qui n’est pas sans rappeler celui d’Höelderlin, à qui Prokosch vouait un véritable culte et c’est bien un romantisme renouvelé qui s’épanche dans ses vers : Du fond des ténèbres montait le chant d’Aquina , / Son cœur est brisé./ Les corbeaux se rassemblaient, et peu à peu/ Les feuilles tombaient des arbres, La neige tombait, et les cloches sonnaient, / Et les amants s’envolaient/ Dans des postures obscènes et frémissantes/ Par-dessus les mers déchainées. A l’opposé ,Thomas Bernhard plonge le lecteur dans un univers sombre et trouble , à la langue rugueuse au goût âpre voire amer. Colère, rage et révolte parcourent ces pages où le tragique de la condition humaine côtoie la misère dits avec parcimonie. Si romantisme il y a aussi dans ce recueil, et c’est le cas, c’est celui des ténèbres de l’âme allemande ,d’abord celui de la nostalgie mais surtout celui , plus morbide, de l’appel au néant par trop de soif absolu : Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit,/ rien de ce tourment qui m’épuisait/ comme la poésie qui portait mon âme,/ rien de ces mille crépuscules, de ces mille miroirs/ qui me précipiteront dans l’abîme. Ces deux recueils augurent bien de ce que va être, de nouveau , la ligne éditoriale de la collection dans laquelle paraîtra six ouvrages inédits par an : l’envie de faire découvrir d’autres cultures , d’autres langues , d’autres écritures , avec comme seuls guides l’exigence et la subjectivité du poète qui la dirige : Claude-Michel Cluny , qui écrit là , d’une certaine manière , « son » anthologie universelle de la poésie, œuvre parallèle à celle qu’il poursuit par ailleurs. Œuvre , oui, dont les éditions de La Différence viennent de publier le premier tome réunissant les les textes écrits des années soixante à la fin des années quatre-vingt. «  La poésie, elle, échappe, à l’école, au savoir-faire. Elle est l’essence même de l’art, l’anima de toute création «  écrit , dans sa préface à ce premier volume Claude Michel Cluny . La sienne se déploie , au fil des années, en prenant des formes diverses , du recueil de poésie rassemblant des poèmes divers au livre de poésie conçu autour d’un seul thème , Comme il le dit lui-même, comme tout poète authentique ,Claude Michel Cluny  a mis du temps pour se dégager des influences , alors même qu’il s’est toujours méfié des « écoles » et des théories qu’elles professent, et atteindre la solitude souveraine. Il nous permet ici de suivre l’évolution de cet apprentissage de la solitude, de l’acquisition de la maîtrise. Pourt ant ,dès l’origine de cette trajectoire, une voix singulière se fait entendre , cette parole essentielle au bord du silence du néant  et c’est bien la même exigence , dans son travail de directeur de collection et de poète , qui a guidé ses choix et son travail , exigence qui fait de lui, un poète majeur à la frontière de deux siècles. Tandis que les éditions de La Différence relance « Orphée » , Danny-Marc et Jean-luc Maxence continuent , eux , à nous faire re-découvrir des «  Poètes trop effacés » . C’est ainsi qu’est à l’honneur , dans cette livraison qu’ils font chaque année , avant le marché de la poésie , Michel Héroult. C’est ce dernier, qui , sur l’invitation des éditions du Nouvel Athanor, a choisi les textes de ce florilège d’une vie, avant de « s’échapper de la vie » comme le dit Jean-Luc Maxence dans la préface . «  Toute cette vie n’est qu’une déchirure/ passages pour des oiseaux déments/ élan vers d’autres planète ». Je ne sais sur quelle étoile s’est réfugié pour l’éternel séjour  celui qui avait fait de sa vie une longue quête spirituelle mais il nous laisse, pour notre bonheur,  de lumineuses traces pour éclairer le cheminement des hommes de bonne volonté. Quête spirituelle aussi dans ce recueil de Pierre Bonnasse, L’amant du vide. Celui –ci, depuis déjà de nombreuses années chemine sur la route de la soie autant  que sur la route du soi. C’est donc de l’au-delà du Penjab qu’il nous revient, de cette Inde où tous les sens sont, en permanence, mobilisés. «  Ivre du nectar de la Mère/ Tu danses nue dans le grand vide/ En chantant de tout cœur/ La présence de Shiva » chante Pierre Bonnasse dans Gloire à Lalla. . Car c’est l’amour, charnel et spirituel, que glorifie  Pierre avec une générosité exacerbée et une sensualité mystique, retrouvant  d’une certaine façon à sa manière le ton de «  l’offrande lyrique » de Rabindranath Tagore. L’amour de la femme , la sienne et la femme éternelle qui se confondent en sa compagne mais l’amour fraternel aussi : « Buvons encore mon frère, / Et laissons couler le nectar/ Pour laisser se rejoindre les deux courants !/… « Car nous sommes Cela,/ Libres, immortels et joyeux ! ». Il a écrit que «  L’amant du Vide n’est pas venu porter une clef de sol/ Mais une clef de Ciel  / - une clef de vie pour libérer les morts/ -une clef de mots pour libérer le vent ». Pierre Bonnasse a, dans ce recueil, trouvé la clef ; espérons qu’il saura ne jamais la perdre.

La poésie est « Une, comme la Vérité, mais, comme elle, a de multiples facettes et il n’y a , finalement que la « bonne » et la « mauvaise » poésie , en dernier recours . N’ayant pas, à priori, de comptes à régler, et la moisson de ce printemps poétique étant généreuse, je n’ai pas le goût de séparer le bon grain de l’ivraie et ne veux parler ici que de ce que je considère être le bon grain. Celui des « Soleils chauves » d’Anise Koltz , par exemple , publié par Anne et Gérard Pfister, les éditeurs d’Arfuyen .Eux aussi, comme les éditeurs précédents,  sont exigeants , comme on peut en juger en feuilletant leur catalogue … Anise Koltz est une des voix majeures de la poésie francophone , cela est reconnu. De recueil en recueil ,  son écriture se fait de plus en plus profonde, âpre, économe, essentielle . Elle cherche à saisir, avec persévérance, ce qui, infiniment, lui échappe : « Un vide infranchissable/ enveloppe ma voix//Vie et mort sont contenues/ dans ma parole//Je la crache/ comme un cracheur de feu/ jusqu’à ce que ma salive/ tourne au noir » .Elle dit que ces mots sont des « soleils chauves ». Disons que ce sont des soleils noirs qui trouent la nuit, comme des fulgurances affutées.

«  Il faut donner aux opprimés, aux damnés du monde / La parole de justice et de vérité/ Même si les politiciens, les carcérocrates/ Les médias joufflus s’y opposent » clame, haut et fort , Jean Métellus dans Voix nègre Voix rebelles voix fraternelles , le recueil publié par les éditions Le temps des Cerises. C’est, effectivement,  ce que fait le poète haïtien, à travers cette série de poèmes épiques rendant hommage à quelques figures marquantes du combat émancipateur des noirs.  Faire entendre une parole de justice et de vérité, c’est aussi l’objectif que s’est assigné la poète Maram al-Masri, en sélectionnant les textes de l’anthologie  Femmes poètes du monde arabe  chez le même éditeur . On ne sait sans doute pas assez, dans notre Occident quelque peu ethno-centré, ce que la poésie universelle doit à certaines femmes poètes arabes, dès l’origine de la culture arabo-musulmane. On le sait d’autant moins que, et c’est le moins que l’on puisse dire, l’expression de la poésie féminine n’est pas favorisée dans certains pays. Pourtant, on peut parler de phénomène historique car, depuis quelques années, on assiste à une véritable explosion de la poésie féminine arabe. Et s’il est vrai qu’internet a permis l’éclosion de quelques printemps arabes, c’est bien dans le domaine de la poésie que cela apparait avec le plus d’évidence. Certes, bien peu de ces femmes sont «  prophétesse en leur pays » et c’est pourquoi il est important de lire cet ouvrage, frappant par la modernité de son expression poétique. «  La vie n’est rien où le rêve n’est pas/ Etrange dédale où j’ai mis le pas/ Instant éreinté lourd de tourments/ L’avenir n’est déjà plus que du passé/ Blessure béante tout de noir vêtue/ Venue droit des chimères de la poésie… »

Poésie intimiste, poésie engagée ( mais quelle poésie ne l’est pas ?), poésie lyrique ou sobre , la poésie est vivante et ses moyens de diffusion n’ont jamais été  aussi puissants. Il est rassurant de constater qu’à une certaine mondialisation marchande répond, avec une force et une vigueur jamais égalées, grâce aux nouvelles technologies, une mondialisation de la poésie. Comme un derniers recours .  Cela étant, que cela ne vous empêche pas d’acheter des recueils, car c’est de la vente des recueils , que vivent ( mal) ceux qui vivent de leur plume et ceux qui les éditent . Que la poésie vous garde…

Alain-Jacques Lacot

Pour recours au poème, le premier web-magazine hebdomadaire français de poésie internationale .

 

 

 

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10 juillet 2012 2 10 /07 /juillet /2012 16:59

Dans le ciel du néant. traduit du grec par Michel Volkovitch. Editions Al-Manar. " voix vives de Méditerranée en Méditerranée". 64p, 10 E 

 

C'est dans la collection du festival que paraît Dansle ciel du néant, puisque Katerina Anghelaki-Rooke en est l'une des invitées. Après avoir chanté l'amour, confessé ses sentiments les plus intimes et observé chaleureusement le réel le plus humble,c'est d'une voix angoissée par l'approche de la mort qu'elle essaie de retenir quelques parcelles de vie. " Ma seule participation au monde/c'est ma respiration";" c'est que je me consacre tout entière/ le visage qui me promettra/ l'éternité du dernier présent/ pour un instant", écrit-elle avec regret. La vie s'en va lentement, s'écoulant dans une langue qui s'est dépouillée, est devenue limpide. De ce chant qui prend souvent l'allure d'un ultime adieu naît une émotion qui n'en est que plus intense. Certes, c'est la vie bruissante et palpitante qu'elle évoque dans chaque mot, mais elle en parle au passé et avec nostalgie et mélancolie. Le chant qui a exprimé avec lyrisme et délicatesse les sucs et les saveurs de la nature s'est fait murmure et confidence. Elle qui a chanté avec grâce toutes les beautés du monde se retrouve ' sans voix" car elle ne peut imaginer un monde qui ne naisse pas sans cesse. Mais la mort estlà, qui hante les pages. Pourtant nulle tristesse morbide dans cette poésie; au contraire, une sereine joie d'être y affleure. "Ah qu'il était beau l'Amour", s'exclame-t-elle en évoquant les plaisirs charnels passés; désormais elle assure , philosophe, que "Quant au dernier amour/ Il est comme le premier/ Il pousse dans le champ de Platon". Katerina Anghelaki- Rooke affirme qu'elle " n'écrira jamais / avec l'encre de la Vie/ le mot FIN", tout en s'interrogeant sur les traces qu'elle laissera. Qu'elle soit rassurée: elle qui a si bien décrit"le mouvement des bêtes, leurs petites pattes douces, les ailes déployées", a déposé ici, des mots graciles comme des traces d'oiseaux; mais ses mots ont encore des ailes qui permettront à sa poésie de longtemps s'envoler dans le ciel.

 

Je me demande quels autres arrangements

la vie va inventer

entre la débâcle d'une disparition définitive

et le miracle de l'immortalité chaque jour.

Je dois ma sagesse à la peur:

je jette

pétales, soupirs , nuances,

L'air, la terre, les racines, je les garde,

je veux lâcher le superflu

pour entrer dansle ciel du néant

avec presque rien.

 

Magazine Littéraire Juillet-Aout 2012

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10 juillet 2012 2 10 /07 /juillet /2012 16:32

Jean-Luc Despax

Des raisons de chanter

Editions le Temps des cerises. 11 E

 

Dès les premières pages de ce recueil, Jean-Luc Despax s’interroge : « Se trouve-t-il dans ce pays, non seulement un poète, mais encore un homme/ Pour dénoncer avec pertinence ceux qui nous font croire au purgatoire/ Pour mieux protéger leurs paradis fiscaux ? ». On l’a compris, il y en a au moins un : Jean-Luc Despax et celui-ci est un poète « engagé ». Mais quelle poésie ne l’est pas ? On sait, au moins depuis Aragon en France, que la poésie politiquement engagée, peut produire, entre des poèmes de résistance et quelques odes à Staline  le meilleur parfois et presque toujours le pire. Jean-Luc Despax le sait aussi, qui a écrit sur le poète Ossip Mandelstam, victime des purges staliniennes. Si ce dernier fustigeait avec véhémence Le montagnard du Kremlin, Jean- Luc Despax, lui, laisse monter sa colère « face au cynisme néolibéral, ce désir calculé par les nouvelles castes de faire accepter comme une amélioration ce qui est de l’ordre de la dégradation des vies ». Lutter contre les injustices avec des mots et ériger la poésie en dernier recours contre la marchandisation du monde, tel est le but qu’assigne Jean-Luc Despax à la sienne. Il le fait avec des vers libres, dans tous les sens de ce mot et des mots comme des coups de poing .En fait, ce recueil est un véritable ring où le poète livrerait un combat de boxe, tant ses mots ont la puissance d’un uppercut et nombre de ses vers laissent le lecteur KO. Si, de ce combat de rue, à mains nues et à mots crus, Despax sort vainqueur,  la bien-pensance , politique autant que poétique , elle, en sort groggy . En soixante-dix poèmes bien frappés, de Réalisme et budget poissons à Les agios pétaradent en passant par Economie reprisal, ce sont tous  les travers de notre société du spectacle et les errements de l’économie financiarisée qui sont cloués au pilori. Nous sommes aux antipodes d’une poésie de salon ou de Sorbonne, c’est d’une poésie « populaire » qu’il s’agit, faite pour être clamée au sortir d’un atelier d’usine. Cela fait des décennies qu’une telle voix poétique ne s’était élevée en France, une voix qui n’est pas sans rappeler la voix de Prévert du temps du groupe Octobre, quand le mot « populiste » n’était pas péjoratif et que celui d’ « ouvrier » n’était pas un gros mot. Poésie qui s’empare de la crise, du chomage, de la finance, de l’actualité et qui la commente comme aucun journaliste économique ou politique n’ose plus le faire, pour la faire revenir à l’une de ses sources : le peuple.

Nous lisons le journal, nous buvons un café

Il ne fait pas très chaud pour aller travailler

Dans la nuit de banlieue, le cœur ne se perd pas

Il pompe ce qu’il peut avec tout ce qu’il a

Nos associations d’idées ? Punies par la loi

Servant la société pour quelques cheveux blancs

Nous tentons d’oublier nos névroses dodues

Obligés de parler de parler de parler

Et si nos vers sont faux, treize, quatorze, douze

Même nos E muets ont quelque chose à dire ...

 

Magazine littéraire- Juillet-Aout 2912  

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30 avril 2012 1 30 /04 /avril /2012 08:21

 

Jacques Izoard. Œuvres complètes Tome III. 2000-2008

Editions de la différence

Isbn : 978-2-7291-1959-1

Prix : 39

 « Il suffit de s’arrêter de penser pour que surgisse le poème », c’est ainsi que de 1962 à 2008, Jacques Izoard a noirci des dizaines de carnets, notant au jour le jour les impressions de la réalité quotidienne, avec humour, facétie, légéreté,  débusquant la poésie « dans les endroits les plus quelconques ou, au contraire, les plus étranges ».  C’est ainsi que Jacques Izoard a bâti une œuvre, abondante, riche, intense, faite de brefs jaillissements ( rares sont les textes de plus de dix vers), s’efforçant de retrouver une parole fondatrice , neuve, où les mots auraient retrouvé la  force primordiale. Il doutait de son écriture pour dire les êtres, les choses et la vie : « souvent, les mots manquent », « tout à coup les mots sont à court de mots ». Pourtant, on peut parler  d’alchimie du verbe chez Izoard tant les mots convoqués sur la page disent beaucoup plus que ce qu’en apparence ils disent. « C’est qu’il s’agit d’éplucher les mots », a-t-il écrit cherchant en permanence à restaurer l’intensité du sens derrière l’apparence, à retrouver l’essence des choses. Alchimie ou magie tant les mots d’Izoard ont la capacité de renouveler en chacun de nous le regard  que nous portons sur le monde, la poésie d’Izoard  nous rappelle que vivre  écrire, lire sont une seule et même chose :  une expérience .

 

 

 

Mais écrire est comme un souffle

qui jamais ne s’arrête

et charrie mots légers

qui, pourtant, s’abstiennent

de signifier quoi que ce soit

 

In MAGAZINE LITTERAIRE . MAI 2012

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30 avril 2012 1 30 /04 /avril /2012 07:52

Israël Zangwill

Enfants du ghetto.

Traduit par Marie-Brunette Spire

Editions Les belles lettres

Isbn : 978-2- 251- 44415-4

Prix : 29E

 

Il aura fallu cent-vingt ans pour que l’ouvrage Children of the Ghetto  qui, en son temps fut un véritable best-seller, soit intégralement traduit en français …Ressurgisse de ces pages toute une série de personnages hauts en couleurs, pittoresques dans cette truculente et émouvante comédie humaine qu’est Enfants du Ghetto. Toutes les figures de ce que l’on peut appeler le folklore juif, le schad’en (le marieur), le schlemilh (le pauvre type), le badh’an (le bouffon) jouent leur rôle dans cette tragi-comédie. Zangwill donne libre cours à son goût du réalisme et de la couleur locale et  il est sans pareil pour camper la foule bigarrée d’un marché, saisir au vol les dialogues en yiddish mâtiné d’un anglais phonétique approximatif, croquer des personnages en quelques coups caricaturaux de plume, maniant tour à tour  la farce, l’insolence et la cocasserie. Zangwill nous invite, a écrit André Spire,  à découvrir «  un peuple dont l’optimisme incurable recouvre toute la poétique tristesse », « doué d’un don indestructible pour le pittoresque », jeté au « sein d’une civilisation sans couleur »  C’est déjà là une lecture qui enchante tant Zangwill manie sa plume avec une maîtrise, faîte de tendresse et de verve, tant le livre est foisonnant de personnages , ressortis vivants d’un passé révolu , et Zangwill est un merveilleux conteur, se faisant tout à tour humoriste et moraliste  ;  mais Enfants du Ghetto n’est pas seulement un roman picaresque et drôle sur une communauté immigrée à une époque donnée . Il est certes un roman historique mais surtout sociologique décrivant la difficile intégration, sans qu’il soit assimilé, d’un peuple singulier dans une société dont il ne connait pas les codes et les usages ;  un peuple partagé entre deux désirs, celui d’être reconnu comme anglais et celui d’être fidèle à des valeurs, un mode de vie, une civilisation dont il est issu, une communauté qui, tout en voulant adhérer à la modernité et se promouvoir dans la société ne veut pas abandonner ce qui, en dernier recours, fonde son identité, c’est-à-dire un certain rapport à la langue, à la religion, aux traditions. Quelques soixante dix ans plus tard, en France, Roger Ikor traitera de ce même sujet sur la même communauté dans Les eaux mêlées sans atteindre la force et la puissance de Zangwill. Zangwill, lui, a su donner à son texte une dimension intemporelle tant les questions qu’ils soulèvent sont d’actualité et universelle à une époque de mondialisation où nombre de nos contemporains, en perte d’héritage culturel, sont en quête de racines, plus ou moins mythifiées. C’est bien ce caractère intemporel et universel du roman de Zangwill qui fait que,  cent vint ans après sa première parution, Enfants du ghetto est un roman toujours d’actualité tant la question des  « appartenances » multiples taraudent nos sociétés. Il est vrai que c’est à lui que l’on doit l’expression Melting Pot,  titre de l’une de ses pièces de théatre écrite en mille neuf cent huit…

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12 mars 2012 1 12 /03 /mars /2012 10:56

Monsieur Sapiro. Benny Barbash.ed. Zulma, 352 p. 22 E.

 

Depuis Blaise Pascal, on sait que “ un roi sans divertissement est un homme plein de misères” et que l’ennui, cette impression de vide, cette lassitude morale qui fait que l’on n’a goût à rien est le pire des sentiments qui guette l’homme ordinaire. A cela, un seul remède : le divertissement. C’est le cas de Mike, le héros que met en scène Benny Barbash, mais Mike n’est pas le Capitaine Langlois du roman de jean Giono et ce n’est pas par les mêmes méthodes qu’il va essayer de retrouver la jouissance. Il est publicitaire, donc un homme d’imagination… Ressassant, dans un bar d’hôtel, la morosité et la banalité de son existence, sa vie bascule, alors que la serveuse, accorte et dotée de quelques appâts qui ne le laissent pas indifférent, s’avance, annonçant que Monsieur Sapiro est demandé au téléphone. Dans les quelques minutes où toute l’action du roman se concentre, Mike invente la vie rêvée, fantasmée  de Monsieur Sapiro, faussaire en peinture …. Avec ce prétexte romanesque d’une usurpation d’identité, qu’Amélie Nothomb a, par exemple, utilisé dans Le fait du prince, il y a de quoi faire de la littérature …ou pas. Benny Barbash, l’une des figures les plus importantes des lettres contemporaines israéliennes se sert de ce prétexte pour nous offrir  une fable drôle, loufoque, ironique, cynique même. Mike n’est pas sans rappeler le Monsieur Dutilleul du Passe-muraille de Marcel Aymé. Un Marcel Aymé, désenchanté, pas dupe des faiblesses humaines, maniant l’ironie, mâtiné de l’humour dévastateur de Woody Allen. Et c’est avec la même jubilation que celle qu’il a dû avoir à l écrire que nous basculons, en le lisant, dans cette vie rêvée de Mike. Cette mise en abîme d’un personnage usurpant l’identité  d’un faussaire se prenant lui-même pour un autre plonge le lecteur  dans  un questionnement sans fin sur ce qui fonde l’identité d’un individu, identité mouvante et plurielle, sur ce désir, commun à tous les hommes , de  s’inventer une autre vie , ailleurs et autrement . Le décor est ici celui de la société israélienne contemporaine, la situation, celle d’un quadragénaire dont l’aventure amoureuse avec sa femme arrive à sa fin , mais cela importe , finalement, guère , hormis qu’elle permet à l’auteur quelques digressions sur le désir , le plaisir, le sexe qui sont savoureuses . C’est avec virtuosité, une légèreté de plume déconcertante que Benny Barbasch tend au lecteur ce même miroir dans lequel Mike se regarde : « il est surpris de voir son reflet siroter du café dans la même tasse que lui, en faisant les mêmes mouvements. Derrière lui, dans le miroir, il aperçoit la serveuse qui passe entre les fauteuils, en portant un tableau magnétique, annonçant en grandes lettres dorées MONSIEUR SAPIRO ». Vous l’avez compris, le roman que Benny Barbash est un  miroir dans lequel il nous invite à nous regarder, car nous sommes tous des Mike. Nous inventons nos vies jusqu’à ce que nos inventions se mêlent au réel. Cela s’appelle la littérature.

AJL

Magazine littéraire . Février 2012

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